Archéologie expérimentale et environnement à la Haute-Île
14 juin 2018 , par ,
Le parc départemental de la Haute-Île : un outil de valorisation des patrimoines naturel et archéologique et un instrument de recherche et d’observation
En Seine-Saint-Denis, département aujourd’hui intégralement urbanisé, les espaces naturels sont rares. Ils en sont d’autant plus précieux. Bien entendu, les espaces dits naturels en Seine-Saint-Denis sont des espaces anthropisés, on parle ici de paysages bioculturels. A Neuilly-sur-Marne, le parc départemental de la Haute-Île, situé sur la basse terrasse? de la Marne, a failli être exploité en gravière à la fin des années 1990, puis devenir une base de loisirs.
Cependant, deux arguments ont eu raison de ce projet initial. D’abord, le statut biologique de cet espace agricole, laissé en friche dès le milieu des années 1980 et devenu une halte de nichage pour de nombreuses espèces d’oiseaux : la mobilisation des associations et des riverains a permis de sensibiliser les élus à la richesse naturelle du site, d’assurer le suivi ornithologique dès 2002, puis l’inscription dans le label Natura 2000? en 2006. De plus, le risque archéologique, lié au contexte morphologique de la Haute-Île, a été rapidement identifié.
Histoire d’un paysage
Le choix du Département, appuyé sur les résultats des diagnostics archéologiques menés de 1999 à 2004 qui ont montré une fréquentation du site de la Préhistoire à l’époque moderne, a alors été de recréer une zone humide, abritant notamment l’avifaune, organisée autour d’anciens bras de Marne, révélés par l’étude archéologique et paléoenvironnementale. Des zones archéologiques ont été « mises en réserve ». Aux espaces protégés s’adjoint un parc d’agrément, en cours de renaturation, c’est-à-dire de reconquête floristique, c’est même le seul de ce type au sein d’une zone urbaine. Le parc a ainsi été ouvert en 2008.
Par ailleurs, de 2011 à 2016, le parc a accueilli une fouille programmée, sous la direction du Bureau du patrimoine archéologique de la Seine-Saint-Denis, qui s’est concentrée sur l’occupation mésolithique (de 9500 à 5100 ans avant notre ère environ, l’occupation principale du site étant située autour de 6500 ans avant notre ère) - dont cinq sépultures de l’époque Mésolithique. Ces sépultures font de la Haute-Île l’un des sites majeurs de France pour cette période.
Les sites archéologiques ne sont pas visibles du grand public – la zone de fouille préhistorique est remblayée, de même que le gué antique – ni même accessibles hors des périodes de fouille. De plus, leur lecture nécessite une médiation, compte tenu de leur nature funéraire et de l’évanescence d’éventuelles structures bâties. Les vestiges identifiés sont constitués par les anciens bras de Marne, comblés du Tardiglaciaire à l’époque médiévale, qui forment des paléochenaux bien caractérisés ; des niveaux archéologiques non différenciés et plusieurs occupations (Mésolithique, Néolithique, Age du Bronze, La Tène, époque gallo-romaine). Ces différentes découvertes permettent d’appréhender l’histoire du site dans la longue durée et sa mise en valeur agricole entre le IIIe siècle avant J.C. et le IIe siècle après J.C.
L’espace occupé par le parc est issu de la requalification de l’ancien Bois de Diane du domaine de Ville-Evrard (Bois Disane sur les documents à partir du XVIIIe siècle) qui correspond pour les époques historiques à la réserve de chasse d’un domaine dont l’origine remonte au haut Moyen Age : Ville Evrard (Villa Evrardi en 1124) et mentionné dans le domaine royal (Lebeuf 1755 [1883] p. 480). Par ailleurs, des fouilles ont montré la mise en place de d’un habitat rural à Ville-Evrard dès le IXe siècle, qui devient au XIe siècle le siège d’une maison forte, puis au XVIe siècle un château de plaisance, dont une partie du bâti (XVIIe-XVIIIe siècles) est encore visible aujourd’hui (Lafarge 2017), agrémenté d’un bois et d’un parc paysager.
Le domaine subsiste malgré des évolutions dans la propriété foncière jusqu’à la Révolution où il est démantelé. Avant le milieu du XIXe siècle, il est patiemment reconstitué par l’ancien Général d’Empire François Xavier Donzelot. Revendu, l’ensemble devient dans les années 1850 une ferme expérimentale, qui fait faillite : elle est rachetée par l’autorité publique en 1863 pour y ouvrir un asile d’aliéné en 1868 (Lafarge 2017). Les terres de l’ancien domaine permettent de nourrir l’hôpital et d’occuper les malades à une époque où l’on est convaincu de la vertu thérapeutique du travail. Du XIXe siècle aux années 1980, la Haute-Île a ainsi été exploitée en maraîchage (la partie maraîchère est sur le parc), en vergers fruitiers, pâtures, et champs (Lesot 2010 p.68). Puis, à l’orée des années 1980 l’assistance publique ayant décidé de dynamiser sa politique foncière – et les protocoles thérapeutiques ayant changé – la Haute-Île, c’est-à-dire l’ancien espace boisé, physiquement séparé depuis 1864 du reste du domaine par le canal de Chelles, est cédée au Département.
Les bâtiments subsistants de l’ancien château, de son parc et le corps de ferme sont encore aujourd’hui la propriété de l’établissement public de santé mentale de Ville-Evrard. Cet hôpital est amené, dans le cadre des évolutions de la psychiatrie, sous la pression de l’urbanisation en lien avec le grand Paris, et par contrainte financière, à être réorganisé et transformé pour partie en zone urbaine dans les années à venir. C’est également le cas à l’hôpital de Maison-Blanche, tout proche.
Valoriser le patrimoine archéologique invisible
Depuis dix ans (2008) est ouvert un archéosite, destiné d’abord à la diffusion des connaissances sur la préhistoire locale et centré sur les périodes Mésolithique et Néolithique (Lesot 2010, p. 82-85), il s’ouvre ces dernières années sur une perspective plus diachronique, afin de rendre compte plus largement des découvertes archéologiques à l’échelle? du Département. Depuis 2016, en outre cette structure? devient également un support d’archéologie expérimentale dont la première phase est dédiée à l’agriculture. Cette expérimentation a effectivement débuté, après une phase de mise en place, à l’automne 2017, elle est en cours.
La première phase consiste tout simplement dans la mise en place d’une série de champs : sur un espace de 180 m², quatre parcelles de 22,5 m² ont été préparées à la main, séparées entre elles par des allées de 2 m. Trois parcelles ont été semées en engrain et amidonnier en novembre 2017. Une quatrième parcelle est mise en culture (lin et légumineuses ; le lin provient de la Chambre d’Agriculture de la Marne, les légumineuses du commerce biologique) en avril 2018 (à l’heure d’écriture de ces lignes). Une cinquième parcelle sera mise en place pour la deuxième saison en fonction des résultats obtenus, en automne 2018 ou au printemps 2019 ; elle sera ouverte à la participation du public.
Cette approche expérimentale est ouverte à toutes les techniques traditionnelles, elle est menée dans une perspective diachronique et s’appuie sur les problématiques proposées au fur et à mesure par les chercheurs. La première phase (2017-2018) est consacrée au néolithique. Le protocole expérimental – outils, semences, techniques et saisonnalité – est élaboré par les archéologues et les agronomes du Département (Mehdi Azdoud – DNPB, Direction de la nature, des parcs et de la Biodiversité ; Caroline Hoerni – SPCBVP, Service du patrimoine culturel, Bureau de la valorisation du patrimoine ; Ivan Lafarge – SPCBPA, Service du patrimoine culturel, Bureau du patrimoine archéologique, chercheur associé à l’équipe d’histoire des techniques Université Paris I Panthéon-Sorbonne-UMR 8066 CNRS, IHMC) en collaboration avec les archéobotanistes du Museum national d’histoire naturelle (Aurélie Salavert – Museum National d’Histoire Naturelle, UMR7209 – Françoise Toulemonde, chercheuse associée au MNHN, UMR7209).
Lors de de la première phase de travaux de labour et désherbage des parcelles (en fait le terrain a plus été aéré que labouré), trois types d’outils ont été utilisés de manière complémentaire : des répliques d’outils du Néolithique, des houes traditionnelles et deux aérobêches.
La réflexion doit maintenant commencer à s’engager pour envisager les outils de récolte, et éventuellement les études à y associer (tracéologie notamment). Une collaboration est déjà engagée avec Fiona Pichon (post doc Paris IV-CNRS UMR8167).
Après les récoltes (courant de l’été) seront lancés deux nouveaux axes : celui de la conservation, en fonction des volumes récoltés, des silos seront creusés pour tester la conservation souterraine des graines, et des tests de mouture seront réalisés. Bien entendu un volume de graines suffisant sera réservé à la replantation pour la saison suivante.
La démarche en cours de développement permettra de constituer au fur et à mesure un réseau de chercheurs et de partenaires intéressés à la fois par l’expérimentation et par la médiation de cette démarche scientifique auprès du grand public. L’équipe est ouverte aux propositions, sous la seule condition de la mise en commun des problématiques et des résultats.
L’objectif est donc de contribuer à la recherche, tout en permettant au public d’en comprendre la démarche et les enjeux par des actions participatives. Il s’agit ainsi de valoriser le patrimoine bioculturel, en axant le discours sur les questions de l’anthropisation des paysages. En effet le parc de la Haute-Ile est un espace de reconquête floristique au sein duquel s’insère ce projet d’archéologie agricole expérimentale.
Les graines semées proviennent de variétés anciennes conservées par Jean-François Berthellot, boulanger-paysan à la Ferme du Roc à Port-Sainte-Marie (Lot-et-Garonne) ; il s’agit d’engrain et d’amidonnier. La société Arvalis a également fourni un échantillon important d’engrain et d’amidonnier anciens qui n’a pas encore été semé.
Il est, bien entendu, trop tôt pour établir le moindre bilan, à l’heure actuelle, le seul bilan qu’on puisse établir est que « ça pousse » (le blé est en herbe à l’heure de cette rédaction). Mais on peut déjà faire un premier tour d’horizon de ce qui a été mis en œuvre au regard des différentes recommandations qui nous ont été faites. Tout d’abord on doit se rendre à la modestie la plus élémentaire et mesurer l’espace immense qui sépare la connaissance des sols ou des graines par les archéologues et l’agriculture : le décalage entre la pratique culturale moderne, à visée productiviste, et nos objectifs sont tels qu’archéologie et agriculture paraissent incompatibles a priori.
Il en est ainsi de toute la démarche : avant le premier labour, il nous a ainsi été conseillé par divers partenaires et spécialistes de couvrir les sols pour fatiguer les herbes et inversement, il nous a été recommandé de surtout ne pas les couvrir pour ne pas risquer de développement de champignons ; lors des labours, il nous a été recommandé de désherber systématiquement … et de ne pas le faire, fumer le sol et ne pas fumer le sol, etc.
Outre les nombreuses questions sur la pratique, des questions actuellement sans réponses sur les semences, notamment les légumineuses, beaucoup moins étudiées que les céréales, sont ouvertes. Des remarques et des interrogations se formalisent aussi quant aux études à produire : dans le terme « agriculture intensive », que veut dire précisément "intensive" : un travail intensif ? un amendement intensif...? les termes employés habituellement ne sont pas toujours très explicites et l’expérimentation permet une reformulation systématique éclairant les chaînes opératoires.
L’option que nous avons prise s’est donc construite au fur et à mesure en fonction à la fois des forces à l’oeuvre sur le terrain et ce que la simple logique semble recommander. On a donc tenté de couvrir la surface, ne disposant pas de bâches sur le terrain en septembre, nous avons compensé en utilisant des branchages et des foins. Le résultat a bien sûr été mitigé : une petite proportion de la couverture herbacée a effectivement été fatiguée au bénéfice manifeste de tous les secteurs qui ne se sont pas retrouvés couverts. Lors du premier labour manuel, tous les branchages ont été ramassés, comme la majorité des pailles, mais il en est nécessairement resté un peu qui finalement ont fait office de fumure (partielle). Le labour lui même a permis un désherbage plus ou moins efficace et s’est instauré une gradation de ce désherbage sur les trois parcelles labourées, du moins intense (parcelle P4) au plus intense (parcelle P2), entre les deux, la parcelle P1. A mi parcours, sur aucune de ces trois parcelles on ne note de gêne manifeste à la pousse du blé, alors qu’on observe la repousse de certaines espèces présentes sur site avant plantation, telles que le trèfle.
Références
Lafarge 2017 – Lafarge Ivan dir. : Neuilly-sur-Marne, établissement public de santé de Ville-Evrard, rapport de fouille archéologique préventive, Bobigny, 3 volumes.
Le Jeune 2005 – Le Jeune Yann : La Haute-Île à Neuilly-sur-Marne. Reconstituer l’histoire de l’environnement, plaquette éditée par le Département de la Seine-Saint-Denis, 2005, 6p.
Lesot 2010 – Lesot Sonia dir. : En Seine-Saint-Denis, le parc de la Haute-Île. Un modèle de biodiversité urbaine, Editions Gaud, 2010, 167 p.
Millereux-Le Béchennec 2007 – Millereux-Le Béchennec Josabeth, dir. : Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis). Fouille de la clairière est. 93050. Rapport final d’opération de fouille préventive? (31/07/2006 - 31/10/2006), Département de la Seine-Saint-Denis, Bobigny, 2007, 108 p. annexes.