Hommage à l’architecte Paul Chemetov (1928-2024)

15 juillet 2024 , par Antoine Furio, Benoît Pouvreau, Hélène Caroux

Né à Paris en 1928, Paul Chemetov vient de décéder le 16 juin 2024 dans cette même ville, à l’âge de 95 ans. Cet architecte, urbaniste et enseignant fut également l’un des principaux membres de l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA) dès 1961, avant de s’associer avec Borja Huidobro au sein de l’agence C+H+ puis de créer l’agence AUA Paul Chemetov. Sensible à la banlieue "rouge", P. Chemetov est l’auteur de nombreuses réalisations sur le territoire de la Seine-Saint-Denis.

Fils d’immigrés russes, Paul Chemetov commença ses études d’architecture au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, dans différents ateliers dont celui d’André Lurçat. C’est dans celui de Guillaume Gillet qu’il soutient son diplôme en 1959. Entretemps, via le militantisme communiste au sein de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, il fait la connaissance de Jean Deroche, Jacques Kalisz, Michel Steinebach, entre autres. À la demande de Jean Schalit, il conçoit la nouvelle maquette du journal de l’Union des étudiants communistes, Clarté. Parallèlement, pour payer ses études, il travaille en agence chez Jean Badovici puis chez Pierre Genuys et Boris Guimpel et prend part à la Reconstruction à Maubeuge et en Moselle entre 1949 et 1955. Après avoir travaillé chez Gillet puis Guy Pison, diplôme en poche, il entre au CETAC de René Sarger, où il retrouve Steinebach et rencontre Jacques Allégret et Miroslav Kostanjevac. Il intègre l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture en 1961 avec l’ensemble HLM des briques rouges de Vigneux et en reste un membre actif jusqu’à la dissolution de la coopérative en 1986. Au sein de l’AUA, après une longue et fructueuse coopération avec Jean Deroche de 1962 à 1972 - ils assistèrent même Oscar Niemeyer pour le siège du PCF entre 1967 et 1971 -, Paul Chemetov travaille seul mais jamais tout à fait. Bernard Paurd, Christian Devillers, Gilles Margot-Duclot, Borja Huidobro sont quelques-uns de ses associés de la décennie 1970, en tant qu’architectes, car l’AUA multiplie les coopérations pluridisciplinaires avec des ingénieurs, comme Kostanjevac, des artistes, comme Paul Foujino, François Chapuis ou son épouse Christine Chemetov-Soupault, des designers, comme Annie Tribel. Après 1986, c’est avec Huidobro qu’il s’associe le plus longuement après avoir mené ensemble un des Grands travaux mitterrandiens, le ministère des Finances.

Bagnolet ; Résidence Edouard-Vaillant
Au pied de la résidence, l’agence de l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture
Photo © Alexandra Lebon / Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015

À l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture, outre le chantier de Vigneux, il s’investit dans les études urbaines pour Pantin, Romainville, Saint-Ouen durant la décennie 1960, puis à Vienne (Isère) dans la suivante. Ces travaux se traduisent le plus souvent par des réalisations de logements sociaux. Dans la lignée de Vigneux, il livre d’abord l’ensemble mixte de la rue Formagne à Pantin avec Deroche, Kostanjevac, Foujino, notamment. Puis c’est l’emblématique résidence et agence de Bagnolet, autre œuvre collective, couplée à une copropriété, des équipements publics et des locaux d’activités où l’AUA s’installe durablement. Parallèlement, toujours avec Deroche, il crée le foyer de Vieux travailleurs A. Croizat à La Courneuve puis ceux de Romainville et de Drancy, il s’essaie à la maison individuelle pour le couple Daison-Schalit à Clamart et les Dupas à Romainville et, enfin, à la surélévation, pour son propre domicile, rue de l’Épée-de-Bois à Paris. En 1972, il conçoit la maison Sterckeman à Avelin, dans le Nord, tout en commençant la rénovation urbaine? du sud-ouest de Saint-Ouen, dans le quartier Arago-Zola où il expérimente dans différentes directions – grand collectif, habitat intermédiaire et individuel - et y travaille dans la durée, jusqu’en 1997, avec Huidobro. Il conçoit également des logements sociaux à Clichy-sous-Bois et à Romainville à cette même période, seul ou avec Huidobro, tout comme à Vienne, où il noue une relation privilégiée avec le maire, Louis Mermaz, tout comme il le fit à Romainville avec Pierre Kerautret, à Saint-Ouen avec Fernand Lefort ou encore à Vigneux avec Gaston Grinbaum. Avec Devillers, il conçoit des logements à Aubervilliers au début de la décennie 1980, revient aussi à Clichy-sous-Bois, à Romainville, également à Pantin, où il renoue avec le travail très collectif pour l’ensemble de l’îlot 27, face au périphérique. Outre ses logements individuels à Saint-Ouen avec Gilles Margot-Duclot en 1994, il réhabilite la tour Leclerc des 4000 sud à La Courneuve au début du XXIe siècle avec Huidobro et renoue, seul cette fois, avec le programme? foyer et EPHAD à Bobigny en 2012.

Pantin ; Ensemble de logements, avenue Jean Lolive ; rue Formagne ; rue Brossolette
Photo © Alexandra Lebon / Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015
Saint-Ouen ; Ensemble de logements Arago-Zola
Photo © Alexandra Lebon / Cité de l’architecture et du patrimoine, 2015


Les équipements constituent également un champ d’intervention important chez Paul Chemetov. En premier lieu, ceux sportifs, dès 1963 avec l’entrée du stade Daniel-Fery à La Courneuve en collaboration avec J. Deroche, puis lorsqu’ils étudient un projet type de stade nautique multi-bassins qui est mis en œuvre dans cinq villes de la banlieue dont celle d’Épinay-sur-Seine avec le stade nautique Fernand-Belino (1970-1971). S’il ne reste rien de ces deux réalisations, exceptés quelques plans et photographies, en revanche la patinoire à Saint-Ouen (1977-1980) figure aujourd’hui, parmi les édifices les plus « esthétiquement polémiques » que Paul Chemetov ait réalisés et un bâtiment insolite dans le paysage audonien et plus largement français (P. Chemetov, D’A, 2016).
Les établissements scolaires sont en nombre important. Depuis le concours pour les constructions scolaires du Département de la Seine-et-Oise de 1961 qui marque les débuts de P. Chemetov dans ce programme à travers la réalisation collective (avec G. Loiseau, J. Tribel, J. Deroche) du prototype à Villepinte (groupe scolaire Paul-Langevin, 1963-1966). Officiant seul qu’il soit ou non membre de l’AUA, il s’illustre par la suite à Romainville à travers trois établissements, le collège Gustave-Courbet (1971-1973) mettant en œuvre le procédé en béton armé? Variel (1971-1973), l’école maternelle Jeanne-Gallèpe (1976-1981) élégante réalisation de brique et enfin le lycée professionnel Liberté, entièrement revêtu de céramique?. Ce dernier marque sa collaboration avec Borja Huidobro à laquelle on peut ajouter des réalisations à Pantin l’école Louis-Aragon (1984-1985), Clichy-sous-Bois et enfin au Blanc-Mesnil avec le lycée Wolfgang Amadeus Mozart (1990-1991) récemment labellisé Architecture Contemporaine Remarquable.
Parfois associés à une commande plus vaste de logements, ces équipements sont le plus souvent issus de commandes indépendantes que l’on doit aux liens durables qu’il a toujours su entretenir avec certaines municipalités. C’est ainsi qu’à Clichy-sous-Bois, après avoir obtenu à partir des années 1970 plusieurs ensembles de logements, il se voit confier le groupe scolaire Maxime Henriet avec B. Huidobro (1984-1986) puis l’Espace 93 (1986-1987). Programme atypique dans sa production (salle de spectacles associée à un espace d’exposition) et par la nature de son intervention puisqu’il doit composer avec un bâtiment existant, une Orangerie du XVIIIe siècle, inscrit au titre des monuments historiques. Employant les matériaux qui lui sont familiers (béton, verre et métal), il propose un bâtiment à deux « visages ». L’un, traduction contemporaine de la serre, l’autre plus massif tout en béton armé mais dont il atténue la puissance par une série d’étagements.
Enfin, bien que moins connues, il sera l’auteur de deux colonies de vacances, l’une à Samoëns (Haute-Savoie) pour la ville de Drancy, l’autre à Audierne dans le Finistère (67-68 détruit) pour celle de Romainville.

Romainville ; Collège Gustave-Courbet
Photo © Paul Chemetov, adagp
Saint-Ouen ; la patinoire, avec au premier plan? le parking souterrain en 1978
Photo © Dahliette Sucheyre / Paul Chemetov, adagp


Au début des années 1970, Paul Chemetov est amené à travailler sur des programmes d’activités en réponse aux préoccupations des municipalités touchées par la désindustrialisation. En 1972, à Pantin, il propose avec A. Jung la construction d’une zone industrielle verticale de 80 000 m² inspirée de celle conçue par Claude Le Goas à Montreuil, Mozinor. Redessiné et redimensionné en association avec Huidobro, l’hôtel industriel de l’Ourcq ne verra le jour qu’en 1989. Encore avec Huidobro, un autre programme de locaux d’activités est engagé à Montreuil en 1990 sur le site de l’ancienne biscuiterie de la Basquaise. Opération de reconversion associant logements et activités, elle marque l’engagement de l’architecte en faveur du recyclage architectural auquel il s’attache autant par intérêt pour l’existant que par économie constructive. Seul, d’abord, en 1992, avec l’opération de la manufacture des tabacs de Pantin où il réalise six immeubles de bureaux dont un en réhabilitant un ancien atelier à étages. Avec Huidobro, par la suite, pour le projet de campus de L’Illustration à Bobigny qu’il conduit entre 1998 et 2014. Issue d’un concours d’architecture lancée en 1995 par l’Université Paris 13, l’opération visait à transformer l’ancienne imprimerie du journal L’Illustration, fleuron de l’architecture industrielle datant de 1933, en locaux universitaires. Exploitant au mieux les qualités de l’existant, les architectes conçoivent des mezzanines qui doublent les surfaces tout en préservant des vues sur les volumes d’origine. Les constructions en neuf du grand amphi et du gymnase, plus visibles mais réversibles, s’inscrivent dans le gabarit? initial de l’imprimerie conservant ainsi sa silhouette générale. Si la reconversion de la haute tour de bureaux échappe aux deux architectes, l’ensemble apparaît toujours comme une des reconversions du patrimoine industriel les plus qualitatives et emblématiques d’Île-de-France.

Bobigny ; Imprimerie de L’Illustration, puis entrepôt logistique de la SET, actuellement campus universitaire de Paris 13 - Angle nord-est
L’aile nord, victime d’un incendie, présente une reconstruction contemporaine regroupant le grand amphithéâtre et un gymnase.
Photo Guy Bréhinier (c) Département de la Seine-Saint-Denis
Pantin ; Manufacture des tabacs, puis La Manufacture
© Département de la Seine-Saint-Denis


Pour le territoire de la Seine-Saint-Denis, Paul Chemetov joua donc un rôle majeur contribuant à loger, équiper, divertir, cultiver, éduquer ses habitants et salariés. Il participa enfin à relier ses villes au travers de l’aménagement des abords du « T1 », première ligne de tramway en région parisienne depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur le tronçon qui va de Bobigny à Saint-Denis (1982-1992), il apporta, en collaboration avec son fils Alexandre Chemetoff, une unité de couleur au mobilier urbain (bleu), une matérialité au sol (pavés) et cet alignement de tilleuls palissés qui accompagne le tram et ses voyageurs.

Bobigny ; Tramway (T1)
AD93/ 2FiBobigny
La Courneuve ; Tramway (T1)
AM La Courneuve / 8fi0387


Architecte, intellectuel engagé, fine plume très cultivée, Paul Chemetov a écrit plusieurs ouvrages et conçu des expositions dès les années 1970. Il a enseigné d’abord à l’École d’architecture de Strasbourg puis à l’École nationale des Ponts et Chaussées et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. En 1980, il reçoit le Grand Prix national d’architecture et fêtera l’évènement à la patinoire de Saint-Ouen inaugurée peu de temps avant. Membre du comité directeur du Plan? Construction puis vice-président (1982-1987), il a co-présidé le comité scientifique du Grand Paris (2009). Son vif intérêt et sa bienveillance pour la banlieue, rouge et rose, d’Île-de-France et d’ailleurs, et pour le patrimoine des XIXe et XXe siècles, tout au long de sa carrière exceptionnelle, ont largement contribué au changement de regard dont l’un et l’autre bénéficient désormais.

Bibliographie sélective :
 Chemetoff Paul, Jumin Thomas, Paul Chemetov : architectures 1964/2005, Paris,
édition du Moniteur, 200
 Cohen Jean-Louis, Grossman Vanessa (dir.), AUA, une architecture de l’engagement (1960-1985), Catalogue d’exposition de la Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, éditions Carré, 2015.
 Maurin-Gaisne, Noëmie, L’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA) en Seine-Saint-Denis, Cahiers du patrimoine - N°3, Département de la Seine-Saint-Denis, 2016.
 Pousin Frédéric, Treiber Daniel, Paul Chemetov, construire aujourd’hui, Paris, Electa
Moniteur, 1985, 306 p.
 Pouvreau Benoît, L’AUA à Pantin, une architecture militante. Des bonnes œuvres aux acquis sociaux. Parcours d’architecture n° 10, Ville de Pantin, 2006.